Été 2015, Athènes. Me voici avec mes enfants à l'Acropole. Le soleil est accablant; ils ne rêvent que de se mettre à l'ombre et de passer à autre chose. Malgré ma volonté ferme de les culturer, difficile de leur donner tort. Je suis prêt à battre en retraite mais une de mes filles, au grand dam des autres, est scotchée aux vieilles pierres. Elle y déchiffre des inscriptions qu'aucun touriste ne songe à regarder. Elle lit du grec ancien. Avec peine: «Il n'y a pas de ponctuation, pas d'espaces entre les mots, c'est vraiment difficile.»
Elle déconne ou quoi? Ma fille lirait du grec ancien sur des cailloux, sous un soleil brûlant? Mais oui. Quelques mots. Des bribes de phrases. Elle pourrait faire semblant, peu importe. Cela suffit à ma fierté.
Les premiers seront les derniers (de la classe)
Février 2018: best-seller en Italie –et ailleurs (traduit en dix-sept langues)– La Langue géniale, 9 bonnes raisons d'aimer le grec, s'installe dans les librairies françaises, grâce aux «Belles Lettres», éditeur spécialisé dans les classiques grecs (en jaune) et latins (en rouge). Des générations de lycéens et d'étudiants ont sué avec ces «Budés». Des générations qui se font rares. Au collège et lycée, les langues mortes, ces «humanités», disparaissent.
Andrea Marcolongo est italienne, de culture latine. Je l'ai interviewée à l'écrit et en anglais. Son livre, traduit en français par Béatrice Robert-Boissier, parle du grec ancien, langue née de l'indo-européen. Écrire cet article est donc s'inscrire dans un très long chemin de langages morts, mêlés, modifiés, parlés, exportés, écrits, vivants.
Plusieurs siècles d'énigmes. En lisant La Langue géniale, j'ai compris ce que m'avait dit ma fille ce jour-là:
«Sortir du lycée classique ne suffit pas pour lire les marbres du musée de l'Acropole, ni même être diplômé de lettres classiques. Il faut avoir suivi des études spécialisées en archéologie, et même en épigraphie. Jusqu'au IIIe siècle avant J.C., la scriptio continua était d'usage courant en Grèce, c'est-à-dire une écriture sans espace entre les mots, tout en majuscules et sans signe diacritique (de διακριτικός, "distinctif", pour distinguer les mots entre eux). Autrement dit, au premier coup d'oeil moderne, un texte original grec semble constitué d'un seul mot démesuré, incompréhensible et infini, tout en majuscules. Désespérant.»
Ma fille ne déconnait pas. Mais quel était l'étrange plaisir qui lui faisait préférer des phrases incompréhensibles sous la canicule à la lecture d'un menu en quatre langues, à l'ombre d'une treille rafraîchissante?
Reprenons. Au commencement était l'étude du grec, cette souffrance du lycéen. Cette langue nous échappe grandement, pas seulement parce qu'elle est «morte», mais parce que notre langue, aujourd'hui, résultat d'une longue évolution, a gagné en efficacité (du moins dans notre manière de l'utiliser au quotidien), ce qu'elle a perdu en nuances. Nous ne lisons ni ne comprenons le grec parce que nous ne parvenons plus à le penser.
Or, explique Andrea, cette langue est géniale. En la découvrant, elle en est peu à peu tombée amoureuse. D'un amour non exclusif –qui se partage. D'un amour sourd, muet, avec la certitude de ne jamais pouvoir le parler, comme le disait Virginia Woolf:
C’est «étrange –très étrange– de vouloir savoir le grec, de se sentir attiré par le grec, et de toujours chercher à se faire une idée de la signification du grec, […] car dans notre ignorance nous serons toujours les derniers de la classe, étant donné que nous ne savons pas quelle prononciation avaient les mots grecs ni vraiment à quel moment nous devrions rire.»
Les monuments, vases, sculptures... sont visibles. Mais le son grec a disparu. Il ne peut qu'être reconstitué, imaginé, comme le fit talentueusement l'Atrium musicae de Madrid pour la musique (écoutez le disque en lisant cet article). Mais nous ne saurons jamais ce que vaut notre interprétation.
«Tels des poissons dans un bocal, nous bougeons les lèvres sans émettre aucun son. Ou du moins aucun son grec.»
Le grec, héritage fragile
Quoique muette, cette langue n’a jamais cessé de séduire «par sa grâce, son élégance et surtout son étrangeté». Elle est devenue étrange, mais pas étrangère, parce que dans le pot commun de l'humanité. En 2018, Andrea partage un enthousiasme archéologique. En Italie, Espagne, Chili, Allemagne, Pérou... elle rencontre ses lecteurs. Des plus jeunes –«dès qu'ils savent lire, à six ans»– aux plus âgés. S'adresse à tous, érudits ou simples curieux.
«Je ne voulais pas donner des conférences où j'étalerais ma supériorité, en clamant combien il était important d'étudier le grec. Parmi ceux qui m'écoutent, très peu connaissent le grec. Mais tous savent ce qu'est l'amour.»
Ils l'écoutent, vibrent, agités de «nostalgie», mus par l'attachement à un héritage commun et la crainte de ne pas savoir comment le préserver.
Elle ne se fait aucune illusion sur l'enseignement classique:
«Nous ne nous demandons plus qui sont nos enfants et de quelle éducation ils ont besoin, mais ce qu'ils sont, parce que les gens s'identifient à leur travail, confondent compétence et intelligence, business et culture, citoyen et consommateur...»
Alors, elle parle, écoute, partage son enthousiasme, dans une forme de communion avec ses lecteurs, qui n'aura aucun impact ou presque sur l'enseignement d'aujourd'hui. Elle s’adresse, bienveillante, à l'élève qui apprend la langue par cœur sans la comprendre et qui oublie tout, «exactement une minute après avoir rendu sa version de grec au bac».
Aimer le grec ancien pour retrouver un autre temps
Il y a quelque chose de prométhéen dans cette entreprise: trouver, dans notre frénésie quotidienne, nos indignations, nos angoisses et nos vanités, le calme et la respiration nécessaires pour s'intéresser à l'optatif ou à l'aoriste.
«Le temps, cette prison qui est la nôtre: passé, présent, futur. Tôt, tard, aujourd'hui, hier, demain. Toujours, jamais. Le grec ancien se préoccupait peu, voire pas du tout, du temps. Les Grecs s'exprimaient en prenant en considération l'effet des actions sur le locuteur. Eux, qui étaient libres, se demandaient toujours “comment”. Nous, qui sommes prisonniers, nous nous demandons toujours “quand”.»
Avec ces quelques mots, Andrea fait comprendre au lecteur que sa langue est un fait social, comme l'énonça Saussure. Nul ne parle par hasard. Notre cerveau, façonné par la langue maternelle, peine à saisir d'autres langages. Dont le grec ancien. Imagine-t-on une langue où le futur n'existe pas? Où le futur n'est qu'une expression de la volonté? Où l'optatif, «mode, unique par rapport à toutes les autres langues», dit le désir, exprime l'impossible?
«Des gens courageux, les Grecs, en somme, qui n'imaginaient pas même en rêve de poser au futur la question du comment. Pas de question. Il fallait seulement le vivre. Une fois vécu, ils avaient recours au présent, à l'aoriste, au parfait pour le raconter. Avant de conclure sur ce point, voici un des mots les plus beaux du grec ancien: μέλλω, la simple idée du futur que l'on peut traduire par un simple présent: "je suis sur le point de". Et c'est tout (...). Être sur le point de. Vivre. Avoir du courage. Celui qui a peur est tout court. Immobile, et c'est tout.»
On objectera qu'il s'agit là d'une simple nuance, d'une variation trop subtile pour être mentionnée, parce que nous avons accepté de passer du «déroulement des choses au temps des choses». C'est justement ce qui fait la valeur de cette langue morte: une nuance, irrémédiablement perdue. Une langue qui vit en liberté, où l'ordre des mots dans une phrase, si contraignant pour nous, est presque libre. Andrea nous parle d'un génie perdu.
Les nuances perdues
Nous savons, pourtant, tout ce que nous devons au grec. Avec qui nous forgeons encore des mots (téléphone: «parler de loin»). Mais non, nous ne savons pas tout ce que nous lui devons. Andrea est archéologue, on découvre encore. Lorsque nous agite l'écriture inclusive, voyons d'où vient le point médian.
Et intéressons-nous aussi au «genre animé, masculin ou féminin, et au genre inanimé. Les choses de la vie étaient classées grammaticalement selon qu’elles étaient “avec” ou “sans âme”».
L'opposition entre masculin et féminin est «beaucoup moins nette», malgré les apparences.
«Les noms des arbres sont féminins parce qu’ils génèrent la vie, tout comme la terre. En revanche, les fruits de l’arbre, considérés linguistiquement comme des objets, sont neutres.»
Autre disparition, et là bien plus complexe à percevoir, celle d'un nombre. Le grec connaissait le singulier, le pluriel et le duel. Non pas un combat, mais un double, une gémellité, une association. Ce «both» ou «nous deux» s’impose par choix ou nécessité, à la fois «alliance et exclusion».
«Deux, ce n’est pas seulement le couple. C’est aussi le contraire d’un: le contraire de la solitude. C’est comme s’il y avait un grand enclos: ceux qui sont à l’intérieur, au duel, savent bien qu’ils y sont. Ceux qui sont à l’extérieur en restent irrémédiablement exclus.»
Ce nombre, aussi invraisemblable qu'il nous paraisse (personnellement, malgré toute ma bonne volonté, mon cerveau ne parvient pas à le concevoir et ce «nous deux» reste un pluriel), était choisi par l’auteur, pour désigner des jumeaux, des navires alliés voguant vers l’ennemi, des mariés… Sa rareté (il n'est presque jamais proposé dans les versions) en fait toute la valeur. Les langues latines l'ignorent. Mais le duel existe encore, en sanskrit, en lituanien, dans les langues slaves: «Les langues sémitiques conservent aussi une sorte de duel, y compris l’arabe moderne.»
Effleurer la langue, érotisme linguistique
Que nous dit Andrea, au terme des 200 pages de sa Langue géniale? Apprendre le grec, peut-être? Sa démonstration serait trop simple si elle s'en tenait à cela. Son livre nous invite d'abord à aimer les langues, chérir les mots, jouer avec leurs significations, s'en emparer, leur donner une liberté précieuse.
À vaincre la peur d'une traduction. Pourquoi se réfugier dans le dictionnaire, cette «cage à sens» qui ne comprend «qu’une palette réduite de significations pour chaque mot». Mieux vaut commencer par percevoir ce que le texte nous dit, le ressentir. Le vivre, c'est-à-dire exactement l’inverse de cette fausse traduction qu’est «la combinaison de mots mis les uns à la suite des autres générés à coups de Google Translate». Traduire, ce n’est pas inventer mais «s’approcher tout près de la langue, au point de l’effleurer».
«Ce qui rend la Grèce antique si extraordinaire est qu'elle n'a jamais imposé ni fixé de langue commune, qu'elle soit administrative, littéraire ou religieuse. La liberté linguistique et la compréhension réciproque étaient telles qu'il n'existe rien de comparable dans aucune autre langue. Le grec ancien a donc toujours été une langue démocratique dans le sens le plus étymologique possible du terme: l'usage du grec était confié en toute liberté à son peuple et à sa conscience du monde.»
Un succès de librairie a forcément quelque chose à raconter. Qu'une langue inouïe, au sens littéral du terme, passionne autant, montre sans doute un besoin de silence. Réseaux sociaux, mails, actualités: l'écrit est chaque jour sollicitation, agression. Aimer le grec, dans ses nuances, et même la simple «idée» d'aimer le grec, nous offriraient une manière de liberté. Et si nous écrivions nos statuts à l'optatif?
Source : www.slate.fr Jean-Marc Proust — 16.02.2018