La naissance du sentiment, par Jean-François Kervéan

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Jean-François Kervéan ressuscite la cité grecque au Ve siècle avant J.- C. Et signe un péplum aussi érudit que romanesque. 

Rien de tel que la fiction pour ramener la grande Histoire, particulièrement celle de l'Antiquité, à hauteur d'homme. De fait, qu'est-ce que la postérité a retenu de Sparte, cité-Etat du Péloponnèse, la plus puissante de Grèce 700 ans av. J.-C.? Dire qu'elle n'a laissé aucun monument, seulement trente ou quarante pages de littérature et quelques statues...  

"Les Spartiates sont entrés dans la légende des siècles aussi peu aimables et impénétrables qu'un bloc de malachite", souligne Jean-François Kervéan avant de nous entraîner au coeur de leur organisation, martiale à l'extrême, collectiviste avant l'heure.

On y partage ses repas comme son conjoint, les enfants n'appartiennent pas à leurs géniteurs et l'Etat se charge de leur éducation. Au grand dam de Gorgophonée Carthas, dont le mari est mort au combat avec les honneurs peu avant la naissance de leur fils Aphranax: son rejeton souffre d'asthme, une "tare" qui lui vaudrait d'être éliminé selon la loi, et compromet à tout le moins sa formation d'hoplite (soldat) accompli.  

Mais le jeune homme endure malgré tout l'agögé (le dressage), marqué par une année d'errance imposée, et surtout par la cryptie, rite sanguinaire consistant à tuer un maximum d'esclaves douze heures durant. C'est tout Sparte: "Les plaisirs, les sens ou l'étude n'affirment pas un individu, seuls les gnons, l'endurance, l'adversité, toutes ces épreuves qui le menacent de n'être plus rien, le font entrer dans l'action d'où jaillit son Destin." Celui d'Aphranax l'amène à se lier au roi Léonidas Ier, énergumène brutal mais brave, et à intégrer le club très sélectif des 300 hoplites d'élite: de véritables héros lors de la bataille des Thermopyles en 480 avant J. - C. 

Après avoir donné la parole à l'âme de Louis XIV (Animarex, 2015), Jean-François Kervéan peaufine à nouveau un roman historique atypique, à la fois très documenté (le lexique est bienvenu), dense, subtil, et mené d'une plume iconoclaste des plus entraînantes. Ses personnages n'ont rien de fantoches, qui assurent un spectacle haut en couleur et en douleur.  

Son propos a des accents politiques passionnants, ô combien modernes. Dommage que Sparte, dyarchie aux institutions bicéphales et très à cheval sur l'égalité des citoyens, fut aussi un Etat policier autarcique: il fit plus rêver les tyrans (Robespierre, Napoléon, Lénine, etc.) qu'il n'inspira les démocrates. 

Par Delphine Peras 

Pour l'express , janvier 2017

LA NAISSANCE DU SENTIMENT, par Jean-François Kervéan. Robert Laffont, 372p., 20€.

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